Depuis la semaine dernière, on s'interroge sur les raisons de l'échec français à Abou Dhabi. La recherche de boucs émissaires ne doit pas occulter qu'à côté de cet échec il y a un succès, celui de la Corée du Sud. Figure emblématique des pays émergents, ce pays a grimpé quatre à quatre l'échelle du développement depuis les années 1950. Alors plus pauvre que les pays d'Afrique subsaharienne, il a aujourd'hui un niveau de vie européen. Sa croissance a reposé sur une diversification continue de son industrie. En décembre 2009, l'offre de l'électricien coréen Kepco, associé à Hyundai, Samsung et Doosan, a ainsi évincé celle de General Electric, associé à Hitachi et à Areva, pour la construction et la gestion pendant vingt ans de quatre réacteurs nucléaires. Pour la première fois, un pays émergent remporte la partie sur un marché considéré jusqu'alors comme le pré carré des pays industrialisés. La Corée du Sud s'est imposée sur un marché ouvert où elle ne disposait d'aucun appui politique. Pour ce contrat de 20 milliards de dollars, sa proposition était de 30 % moins chère que celles des concurrents. Toutefois, n'attribuer sa réussite qu'à l'écart de prix est une explication un peu courte. C'est pourtant l'erreur traditionnellement commise depuis que l'on a découvert la concurrence coréenne.
Au Moyen-Orient déjà, au lendemain du premier choc pétrolier, dépourvue de pétrole, la Corée a transformé ce défi en opportunité en équilibrant son commerce avec les pays pétroliers. Les groupes coréens ont percé sur le marché de la construction d'infrastructures, raflant au passage des contrats, dont la construction du port de Jubail Industrial Harbour Project à Dubaï, aux constructeurs français. Les commentateurs de l'époque attribuaient ce succès à la mobilisation des recrues coréennes. Ils ont été plusieurs dizaines de milliers à échapper à trois années de service militaire en travaillant sur les chantiers du Moyen-Orient. Si le recours à ces bataillons de jeunes recrues a sans aucun doute contribué au succès des entreprises coréennes, il ne l'explique pas. Ils ont sanctionné le savoir-faire des constructeurs coréens, qui continuent d'être des acteurs majeurs sur le marché mondial. Quelques années plus tard, l'industrie française a été à son tour confrontée à la concurrence coréenne sur son propre terrain. Une concurrence fustigée de façon spectaculaire par le secrétaire d'Etat au commerce de l'époque qui, en 1978, a brandi une petite culotte "Made in Korea" à la tribune de l'Assemblée nationale en accusant la concurrence sauvage exercée par les salariés coréens. Une ouvrière du textile gagnait alors dix fois moins que son homologue française. Mais pendant que l'on dénonçait les bas salaires coréens, la Corée se donnait les moyens d'aller au-delà.
Elle a capitalisé sur sa seule ressource, la main-d'œuvre. Dès les années 1980, les comparaisons internationales classaient les écoliers coréens parmi les meilleurs dans les disciplines scientifiques. Depuis, leur bon classement est régulièrement confirmé par les enquêtes de l'OCDE. La Corée est l'un des pays de l'OCDE qui investissent le plus dans l'éducation, et un tiers de cet effort est financé par les ménages. Près de deux Coréens sur trois fréquentent actuellement l'université. C'est le pourcentage le plus élevé de l'OCDE ! L'industrie coréenne a percé sur le marché mondial sur la base d'une main-d'œuvre qualifiée. Elle a très vite abandonné le textile et s'est éloignée de son avantage comparatif traditionnel pour en construire de nouveaux, car elle anticipait la concurrence chinoise à venir. Ainsi, au grand dam de la Banque mondiale, qui avait condamné ce projet, elle est entrée dans la sidérurgie dès la fin des années 1970 en créant Pohang Iron and Steel Company, désormais l'un des sidérurgistes les plus performants dans le monde. Elle a continué dans la construction automobile – cinquième constructeur mondial –, et sa percée dans la construction navale a été spectaculaire : construisant simultanément le chantier d'Ulsan, qui est le plus grand dans le monde, et deux super-pétroliers que l'armateur grec Niarkos lui avait commandés. Ayant, depuis, évincé le Japon, la Corée est encore le premier constructeur mondial de navires, alors que les salaires coréens ont rattrapé le niveau européen. L'entrée dans les hautes technologies (les composants électroniques puis les télécommunications) a été tout aussi spectaculaire. Au cours de l'été 2009, la Corée a lancé la fusée KSLV-I, développée avec l'aide de la Russie, s'engageant ainsi dans le spatial pour concurrencer l'Inde, la Chine ou le Japon.
A toutes ces étapes, la Corée a réussi à briser des oligopoles. Les entreprises, appuyées par un Etat stratège, ont fait des paris audacieux, tout en capitalisant sur les savoir-faire et en investissant dans la R&D (recherche et développement). Les deux tiers de l'effort de recherche (2,4 % du PIB) sont le fait des entreprises. L'ambition du prix Nobel conduit parfois à des excès (ainsi la triche du Dr Hwang, qui avait annoncé un clonage en 2006), ces dérives regrettables ne devant pas faire oublier les réussites. Elles sont illustrées, de façon certes imparfaite, par l'évolution des brevets déposés auprès de l'Office américain des marques (USPTO) au cours des vingt dernières années. En 1990, les Coréens déposaient dix fois moins de brevets que les Français, en 2003 ils en déposaient autant et, en 2008, deux fois plus.
C'est dans ce contexte qu'il faut apprécier le succès coréen à Abou Dhabi. Dépourvue de ressources énergétiques, la Corée a misé sur l'énergie nucléaire dès 1957, lorsqu'elle a adhéré à l'AIEA. Un réacteur de petite puissance a démarré en 1967, et la première centrale est entrée en production en 1978. Aujourd'hui, Kepco gère vingt réacteurs qui assurent la moitié de la consommation d'électricité. Le marché de l'équipement nucléaire a été la chasse gardée des Américains – la présence de 30 000 GI sur le sol coréen y était pour quelque chose – jusqu'à la naissance d'une industrie nucléaire, en 1978. A ses débuts, elle a bénéficié de la coopération avec la France. Lorsque les Coréens ont choisi Framatome pour la construction de deux centrales, ils ont également exigé que ce contrat soit accompagné d'un transfert de technologies. Alstom a coopéré avec Korea Heavy Industries, une entreprise d'Etat rachetée par le groupe Daewoo, pour localiser un certain nombre d'équipements. Depuis, au fur et à mesure qu'elle a construit son parc, la Corée a acquis des technologies auprès des constructeurs américains, français, canadiens, se donnant ainsi les moyens de développer ses propres standards, la centrale KSNP (Korean Standard Nuclear Power Plant), suivie de la KSNP +. Les Coréens ont signé un accord avec l'indonésien PLN pour une étude de faisabilité et négocient en Turquie et en Amérique du Sud… et ils suivent de très près le marché chinois. Le succès remporté à Abou Dhabi leur donne une première référence.
Depuis la crise asiatique de 1997, l'attention portée à la Chine a relégué à l'arrière-plan les "nouveaux pays industriels" d'Asie. On omet ainsi de replacer l'émergence chinoise dans son contexte asiatique. Un environnement qui a considérablement évolué. On a en effet assisté à la recomposition de l'Asie autour de la Chine : le Japon, Taiwan et la Corée y ont délocalisé leurs productions traditionnelles tout en se renforçant sur leurs points forts. Mais ces pays disposent encore d'une avance technologique considérable sur la Chine : entre 2000 et 2009, les Chinois ont déposé quinze mille brevets à l'USPTO, les Coréens trois fois plus, et les Japonais vingt fois plus. A l'aube de l'année 2010, qui voit la Corée prendre la présidence du G20, le contrat d'Abou Dhabi nous rappelle que le "miracle de la rivière Han" a survécu à la crise de 1997 comme à celle de 2009.
Jean-Raphaël Chaponnière est économiste AFD, membre d'Asie 21 (Futuribles)